Quand la crise bouleverse nos habitudes alimentaires
Changer est difficile. Une crise aussi violente soit-elle est-elle suffisante pour éveiller les consciences et provoquer les changements ? Il ne faut pas l’oublier, l’inertie est forte.
Le secteur agroalimentaire est l’un des premiers de l’industrie française, un fleuron de notre pays porté à la fois par de très grandes entreprises, mais aussi par de très nombreuses plus petites. Toutes sont actrices de leur territoire et garantes de notre alimentation. Toutes sont créatrices de valeur. N’oublions pas que nous consommons une majorité de produits transformés.
Depuis le milieu du XXe siècle, ces entreprises ont fait le succès de nos systèmes alimentaires et ont garanti un approvisionnement en quantité et en qualité à l’ensemble de la population.
La sortie de crise nécessitera de soutenir nos entreprises et plus encore, celles qui auront souffert. Auront-elles les ressources pour construire des filières plus durables, pour s’approvisionner plus localement et pour développer des liens susceptibles de soutenir l’agriculture de leur région ?
Et que dire de la distribution qui, aujourd’hui, voit ses marges chuter ? Conservera-t-elle ses liens avec l’économie locale ou reprendra-t-elle ses habitudes d’achat au sein de plateformes centralisées aux coûts optimisés ? Que dire encore de la restauration collective ou commerciale.
Les premières devront reprendre leurs activités sociales essentielles pour certaines familles. Comment concilier alors des coûts de matières premières à moins de 2 € avec la constitution de filières durables ? Quant aux secondes, elles devront éponger leurs dettes. La durée annoncée de la crise les touche plus que toutes les autres. Quelles seront leurs capacités de résilience, d’innovation, de reterritorialisation ? Certaines sont aujourd’hui déjà en grande difficulté.
Enfin, il reste les consommateurs. Quelles seront leurs ressources ? Les inégalités se seront creusées. Les plus fragiles auront-ils les moyens d’aller vers une autre alimentation ? Ceux qui préfèrent aujourd’hui les drives fermiers à ceux de la grande distribution, continueront-ils à les fréquenter ?
Bref, le nécessaire redémarrage de l’économie pourra-t-il se concilier avec celui de la transition, de la protection de l’environnement, de la mise en place de systèmes alimentaires durables ?
Au regard de ces nombreuses interrogations, il semble impossible de prophétiser aujourd’hui ce que sera demain, d’affirmer que les changements que l’on voit émerger sont les témoins d’une transition en marche, que bientôt la crise aura tout changé. Pour autant ces changements sont présents et s’accélèrent. Il faut donc les prendre en compte et les analyser.
Ces nouveaux comportements affirment une volonté d’organiser différemment les chaînes alimentaires, de consommer au plus près de ses besoins, de manger autrement, de gagner en sécurité, en souveraineté et en durabilité. Ils laissent entrevoir une nouvelle prise de conscience autour de l’alimentation, une envie de sortir des routines. Ils démontrent aussi une capacité à se tourner vers des systèmes alimentaires plus durables, plus agroécologiques, certainement reterritorialisés, permettant à tous de vivre de leurs activités, de protéger l’environnement, de mieux gérer les ressources disponibles.
Que faire alors pour pérenniser ces nouveaux comportements ? Car l’on peut facilement faire l’hypothèse que sans soutien, sans ancrage d’une façon ou d’une autre, ils ne perdureront pas, ou pas suffisamment après la crise, pour engager les systèmes alimentaires sur une voie de transition.
Crise et transition
Quelques pistes de réponse peuvent être soumises à la réflexion de tous. Il semble évident, qu’au sortir de la crise, certains auront un rôle essentiel à jouer pour aller vers une transition durable et ancrer les comportements que l’on voit aujourd’hui émerger. Il semble évident également que les solutions seront collectives plus qu’individuelles. Il sera temps de susciter sur les territoires, une solidarité dont tous auront besoin pour développer d’autres modèles d’alimentation.
On peut ainsi imaginer que les acteurs publics locaux, de la Ville à la Région, auront un grand rôle à jouer pour organiser une reterritorialisation de l’alimentation.
Face aux attentes de leurs citoyens, les élus locaux pourront trouver un intérêt à réactiver une fonction nourricière perdue dans le passé et à se saisir des enjeux de la souveraineté alimentaire de leur territoire.
Depuis quelques années déjà, certains territoires ont entamé ces processus de réappropriation de l’alimentation. Ils ont réinscrit à leur agenda politique, le développement d’une alimentation durable, le développement de filières régionales plus agroécologiques, le soutien au foncier et aux outils structurants (abattoir local, légumerie, atelier de transformation, cuisines mutualisées…). Ils avaient déjà aidé les groupements de producteurs voulant relocaliser leurs débouchés, participé à la structuration de nouveaux rapports économiques et à l’achat même de produits locaux. Sans doute, dans les mois à venir, le travail engagé par ceux-là sera renforcé et ils seront en avance sur d’autres.
Les acteurs économiques auront également un grand rôle à jouer à l’échelle de leur territoire, les plus gros comme les plus petits. On peut imaginer que les marchés se recomposeront, qu’une partie de la demande, au moins, restera sur une alimentation locale, que les habitudes prises pendant la crise se pérenniseront. La sortie de crise devra alors y répondre, les opérateurs économiques devront repenser leurs pratiques. Cela leur demandera d’inventer de nouvelles façons de produire et de commercer par exemple. Ils devront aussi imaginer de nouvelles façons de coopérer, repenser la proximité et créer plus de liens et « d’inter-dépendance » avec les fournisseurs et distributeurs de leur territoire.
Il faut aller vers plus d’éthique et une plus forte contribution à l’économie locale, favoriser pour tous un prix jugé juste par les opérateurs eux-mêmes. En effet, « simplement » se reconnecter sans réellement changer ses pratiques ne semblent pas suffisant pour répondre aux attentes sociétales. La crise met le sujet en exergue, il faudra également ajouter de la transparence aux pratiques mais aussi à la communication.
Enfin les distributeurs, qu’ils s’agissent d’achats à domicile ou hors domicile auront également un rôle à tenir. Le développement probable de la vente à emporter dans la restauration commerciale pourrait ainsi être un levier pour l’essor des filières locales.
CC – by Carole CHAZOULE et Caroline BRAND – Isara